🟣 Article 2 – SĂ©rie La traversĂ©e du doute : le rĂ©flexe du cadre


Quand le silence s’éternise, l’équipe attend une reprise en main. Claire sent monter cette envie d’ordre, de repĂšres, de “cadre”. Mais rĂ©pondre trop vite, c’est parfois figer ce qui cherche Ă  se dire. Dans cet article, elle explore comment tenir le cadre en situation d’incertitude sans l’imposer — et accompagner un collectif quand il attend des rĂ©ponses plus que du lien.


Quand Claire revient dans la salle une semaine plus tard, rien n’a bougĂ©.
Ou plutÎt : tout est resté en place.

Les mĂȘmes chaises. Le mĂȘme ordre. Les mĂȘmes visages.
Mais cette fois, il y a un peu d’agacement dans l’air. Pas de colĂšre ouverte, non — plutĂŽt cette forme sĂšche d’efficacitĂ© feinte que les Ă©quipes installĂ©es savent trĂšs bien performer. Le genre de masque qui dit : “Bon, on va pas y passer la journĂ©e.”

Claire le sent : on attend d’elle qu’elle cadre.

Elle reconnaßt ce moment. Elle y a déjà répondu cent fois, parfois trop vite.
C’est un piĂšge bien connu : celui du cadre rĂ©flexe, qu’on projette sur l’accompagnant comme on appelle un pompier.

“Tu peux nous remettre un peu d’ordre là-dedans ?”

Elle entend la demande. Elle comprend la tension.
Et pourtant, elle n’y rĂ©pond pas tout de suite.


Ce que le collectif attend
 et ce dont il a besoin

Le collectif, ici, ne veut pas de vide. Il veut du rythme, du balisage, du “qu’est-ce qu’on fait maintenant ?”.
Mais Claire sent que s’il elle rĂ©pond Ă  cette attente trop vite, elle risque de solidifier le silence, au lieu de le traverser.

Elle choisit de s’appuyer sur ce qui rĂ©siste. De nommer doucement ce qu’elle perçoit :

— J’entends qu’on a envie d’avancer. Mais peut-ĂȘtre qu’il y a aussi un besoin de comprendre oĂč on en est vraiment. Ce n’est pas une pause que je propose. C’est un moment pour sentir ce qui est lĂ , pas ce qu’on voudrait qu’il y ait.

Un silence plus dense s’installe.
Certains croisent les bras. Une femme soupire. Mais personne ne quitte la salle.

Claire ne remplit pas l’espace. Elle cadre autrement : par le ralentissement, par l’écoute du terrain Ă©motionnel, par le respect du flou.
Elle tient le cadre sans le plaquer sur le collectif — une posture exigeante, surtout en pĂ©riode de flou.

REX- Quand l’autonomie fige : le rĂ©flexe du cadre

Dans certaines grandes organisations trĂšs structurĂ©es, un phĂ©nomĂšne revient frĂ©quemment lorsque l’on propose aux Ă©quipes d’expĂ©rimenter des approches agiles : le silence. La sidĂ©ration. Le figement.
Non pas par manque d’intĂ©rĂȘt ou de motivation. Mais prĂ©cisĂ©ment parce que les Ă©quipes sont profondĂ©ment engagĂ©es, animĂ©es par un sens du devoir, du service, du bien faire.

Ce sont des collectifs habituĂ©s Ă  fonctionner dans un cadre clair, hiĂ©rarchisĂ©, pilotĂ© par la tĂąche. Lorsqu’on leur propose soudain « plus d’autonomie », sans consigne explicite, sans demande clairement formulĂ©e, une tension invisible Ă©merge :

« On ne comprend pas ce qu’on attend de nous. »
« Qui décide ? Qui joue quel rÎle ? »
« C’est flou. C’est dĂ©rangeant. »

Ce qui devait ĂȘtre une bouffĂ©e d’air devient un espace d’inconfort. L’intention est bonne — redonner du pouvoir d’agir — mais le ressenti, lui, est dĂ©sorientant.

👉 Le cadre implicite, mĂȘme bienveillant, ne suffit pas.
L’autonomie, dans ces environnements, ne peut pas ĂȘtre jetĂ©e comme une consigne de plus : elle doit ĂȘtre accompagnĂ©e. Nommer ce qui change. CrĂ©er des repĂšres nouveaux. Énoncer les marges de manƓuvre. Ce n’est pas l’autonomie qui fige, c’est l’absence de balises.

Quand on enlĂšve un cadre, il faut poser un contenant.

Cadre vs Contenant – Clarifier sans enfermer

Dans les environnements fortement hiĂ©rarchisĂ©s, le cadre est souvent perçu comme un garant de stabilitĂ© : il dicte, contrĂŽle, oriente. Il a sa fonction, mais il induit une posture d’attente : tant que les rĂšgles ne sont pas posĂ©es, rien ne bouge. On exĂ©cute. On attend la consigne.
C’est l’hĂ©ritage d’une organisation centrĂ©e sur la conformitĂ©, oĂč chaque Ă©cart est suspect, chaque flou perçu comme un risque.

Mais l’agilitĂ© ne s’épanouit pas dans cette logique. Elle a besoin d’un autre type de structure : le contenant.

LĂ  oĂč le cadre impose, le contenant accueille.
LĂ  oĂč le cadre dĂ©finit Ă  l’avance, le contenant permet l’émergence.
LĂ  oĂč le cadre exige l’adhĂ©sion, le contenant invite Ă  la contribution.


Le contenant, c’est ce que le coach protĂšge. C’est l’espace oĂč chacun peut oser dire, essayer, douter, construire. Ce n’est pas l’absence de rĂšgles : c’est la prĂ©sence d’un espace sĂ»r, suffisamment clair pour rassurer, et suffisamment ouvert pour laisser place Ă  la vie.

Dans Manager Autrement, je vous explique comment nos modes de gestion actuels sont hĂ©ritĂ©s d’un passĂ© industriel, technocratique, normatif. L’agilitĂ© ne peut se greffer lĂ -dessus sans transformation profonde de la posture managĂ©riale : passer du “je cadre pour maĂźtriser” au “je contiens pour faire Ă©merger”.


Tenir le cadre en situation d’incertitude

C’est lĂ  que rĂ©side la tension.
Dans ce moment fragile oĂč l’équipe cherche des repĂšres, l’accompagnant est tentĂ© de structurer vite, de rassurer, de poser des jalons.
Mais tenir le cadre en situation d’incertitude, ce n’est pas remplir.
C’est accepter de contenir sans figer, d’accueillir sans effacer ce qui dĂ©range.

Dans beaucoup d’équipes, le doute dĂ©clenche une panique de fond.
Alors on compense. On produit. On recadre.
On structure à toute vitesse, pour ne pas sentir l’effritement.
On croit bien faire. Et parfois on rĂ©active le malaise qu’on voulait Ă©viter.

Claire le sait. Elle l’a dĂ©jĂ  fait.
Elle connaĂźt ce moment oĂč l’on surcadre par loyautĂ©, oĂč l’on veut “protĂ©ger l’équipe du creux”.
Mais le creux n’est pas le problĂšme. Ce qui abĂźme, c’est de le recouvrir sans l’écouter.


Accompagnement en collectif incertain

Claire dĂ©cide d’en faire moins, pour que l’équipe puisse faire autrement.
C’est ça, pour elle, l’accompagnement en collectif incertain :
ne pas colmater trop vite, mais créer les conditions pour que quelque chose remonte.

Ce jour-là, elle ne “gùre pas la dynamique” : elle la laisse apparaütre.
Et c’est parce qu’elle ne surplombe pas que quelqu’un, enfin, ose dire :

— En fait, je crois qu’on est plusieurs à ne pas comprendre pourquoi on est encore là, ensemble.

Ce n’est pas confortable.
Mais c’est un point de bascule.


Une question pour vous, qui tenez les espaces d’équipe :

Quand le collectif attend du cadre, offrez-vous une réponse
 ou une écoute ?
Et si tenir le cadre en situation d’incertitude, c’était aussi savoir le dĂ©sarmer temporairement ?


Ce texte fait partie de la série La traversée du doute, en résonance avec la sortie prochaine du livre Le Gardien des Voix.
Un guide pour celles et ceux qui accompagnent sans imposer, et gardent l’espace vivant quand plus rien ne semble tenir.