Quand le silence sâĂ©ternise, lâĂ©quipe attend une reprise en main. Claire sent monter cette envie dâordre, de repĂšres, de âcadreâ. Mais rĂ©pondre trop vite, câest parfois figer ce qui cherche Ă se dire. Dans cet article, elle explore comment tenir le cadre en situation dâincertitude sans lâimposer â et accompagner un collectif quand il attend des rĂ©ponses plus que du lien.
Quand Claire revient dans la salle une semaine plus tard, rien nâa bougĂ©.
Ou plutÎt : tout est resté en place.
Les mĂȘmes chaises. Le mĂȘme ordre. Les mĂȘmes visages.
Mais cette fois, il y a un peu dâagacement dans lâair. Pas de colĂšre ouverte, non â plutĂŽt cette forme sĂšche dâefficacitĂ© feinte que les Ă©quipes installĂ©es savent trĂšs bien performer. Le genre de masque qui dit : âBon, on va pas y passer la journĂ©e.â
Claire le sent : on attend dâelle quâelle cadre.
Elle reconnaßt ce moment. Elle y a déjà répondu cent fois, parfois trop vite.
Câest un piĂšge bien connu : celui du cadre rĂ©flexe, quâon projette sur lâaccompagnant comme on appelle un pompier.
âTu peux nous remettre un peu dâordre lĂ -dedans ?â
Elle entend la demande. Elle comprend la tension.
Et pourtant, elle nây rĂ©pond pas tout de suite.
Ce que le collectif attend⊠et ce dont il a besoin
Le collectif, ici, ne veut pas de vide. Il veut du rythme, du balisage, du âquâest-ce quâon fait maintenant ?â.
Mais Claire sent que sâil elle rĂ©pond Ă cette attente trop vite, elle risque de solidifier le silence, au lieu de le traverser.
Elle choisit de sâappuyer sur ce qui rĂ©siste. De nommer doucement ce quâelle perçoit :
â Jâentends quâon a envie dâavancer. Mais peut-ĂȘtre quâil y a aussi un besoin de comprendre oĂč on en est vraiment. Ce nâest pas une pause que je propose. Câest un moment pour sentir ce qui est lĂ , pas ce quâon voudrait quâil y ait.
Un silence plus dense sâinstalle.
Certains croisent les bras. Une femme soupire. Mais personne ne quitte la salle.
Claire ne remplit pas lâespace. Elle cadre autrement : par le ralentissement, par lâĂ©coute du terrain Ă©motionnel, par le respect du flou.
Elle tient le cadre sans le plaquer sur le collectif â une posture exigeante, surtout en pĂ©riode de flou.
REX- Quand l’autonomie fige : le rĂ©flexe du cadre
Dans certaines grandes organisations trĂšs structurĂ©es, un phĂ©nomĂšne revient frĂ©quemment lorsque lâon propose aux Ă©quipes dâexpĂ©rimenter des approches agiles : le silence. La sidĂ©ration. Le figement.
Non pas par manque dâintĂ©rĂȘt ou de motivation. Mais prĂ©cisĂ©ment parce que les Ă©quipes sont profondĂ©ment engagĂ©es, animĂ©es par un sens du devoir, du service, du bien faire.
Ce sont des collectifs habituĂ©s Ă fonctionner dans un cadre clair, hiĂ©rarchisĂ©, pilotĂ© par la tĂąche. Lorsquâon leur propose soudain « plus dâautonomie », sans consigne explicite, sans demande clairement formulĂ©e, une tension invisible Ă©merge :
« On ne comprend pas ce quâon attend de nous. »
« Qui décide ? Qui joue quel rÎle ? »
« Câest flou. Câest dĂ©rangeant. »
Ce qui devait ĂȘtre une bouffĂ©e dâair devient un espace dâinconfort. Lâintention est bonne â redonner du pouvoir dâagir â mais le ressenti, lui, est dĂ©sorientant.
đ Le cadre implicite, mĂȘme bienveillant, ne suffit pas.
Lâautonomie, dans ces environnements, ne peut pas ĂȘtre jetĂ©e comme une consigne de plus : elle doit ĂȘtre accompagnĂ©e. Nommer ce qui change. CrĂ©er des repĂšres nouveaux. Ănoncer les marges de manĆuvre. Ce nâest pas lâautonomie qui fige, câest lâabsence de balises.
Quand on enlĂšve un cadre, il faut poser un contenant.
Cadre vs Contenant â Clarifier sans enfermer
Dans les environnements fortement hiĂ©rarchisĂ©s, le cadre est souvent perçu comme un garant de stabilitĂ© : il dicte, contrĂŽle, oriente. Il a sa fonction, mais il induit une posture dâattente : tant que les rĂšgles ne sont pas posĂ©es, rien ne bouge. On exĂ©cute. On attend la consigne.
Câest lâhĂ©ritage dâune organisation centrĂ©e sur la conformitĂ©, oĂč chaque Ă©cart est suspect, chaque flou perçu comme un risque.
Mais lâagilitĂ© ne sâĂ©panouit pas dans cette logique. Elle a besoin dâun autre type de structure : le contenant.
LĂ oĂč le cadre impose, le contenant accueille.
LĂ oĂč le cadre dĂ©finit Ă lâavance, le contenant permet lâĂ©mergence.
LĂ oĂč le cadre exige lâadhĂ©sion, le contenant invite Ă la contribution.
Le contenant, câest ce que le coach protĂšge. Câest lâespace oĂč chacun peut oser dire, essayer, douter, construire. Ce nâest pas lâabsence de rĂšgles : câest la prĂ©sence dâun espace sĂ»r, suffisamment clair pour rassurer, et suffisamment ouvert pour laisser place Ă la vie.
Dans Manager Autrement, je vous explique comment nos modes de gestion actuels sont hĂ©ritĂ©s dâun passĂ© industriel, technocratique, normatif. LâagilitĂ© ne peut se greffer lĂ -dessus sans transformation profonde de la posture managĂ©riale : passer du âje cadre pour maĂźtriserâ au âje contiens pour faire Ă©mergerâ.
Tenir le cadre en situation dâincertitude
Câest lĂ que rĂ©side la tension.
Dans ce moment fragile oĂč lâĂ©quipe cherche des repĂšres, lâaccompagnant est tentĂ© de structurer vite, de rassurer, de poser des jalons.
Mais tenir le cadre en situation dâincertitude, ce nâest pas remplir.
Câest accepter de contenir sans figer, dâaccueillir sans effacer ce qui dĂ©range.
Dans beaucoup dâĂ©quipes, le doute dĂ©clenche une panique de fond.
Alors on compense. On produit. On recadre.
On structure Ă toute vitesse, pour ne pas sentir lâeffritement.
On croit bien faire. Et parfois on rĂ©active le malaise quâon voulait Ă©viter.
Claire le sait. Elle lâa dĂ©jĂ fait.
Elle connaĂźt ce moment oĂč lâon surcadre par loyautĂ©, oĂč lâon veut âprotĂ©ger lâĂ©quipe du creuxâ.
Mais le creux nâest pas le problĂšme. Ce qui abĂźme, câest de le recouvrir sans lâĂ©couter.
Accompagnement en collectif incertain
Claire dĂ©cide dâen faire moins, pour que lâĂ©quipe puisse faire autrement.
Câest ça, pour elle, lâaccompagnement en collectif incertain :
ne pas colmater trop vite, mais créer les conditions pour que quelque chose remonte.
Ce jour-lĂ , elle ne âgĂšre pas la dynamiqueâ : elle la laisse apparaĂźtre.
Et câest parce quâelle ne surplombe pas que quelquâun, enfin, ose dire :
â En fait, je crois quâon est plusieurs Ă ne pas comprendre pourquoi on est encore lĂ , ensemble.
Ce nâest pas confortable.
Mais câest un point de bascule.
Une question pour vous, qui tenez les espaces dâĂ©quipe :
Quand le collectif attend du cadre, offrez-vous une réponse⊠ou une écoute ?
Et si tenir le cadre en situation dâincertitude, câĂ©tait aussi savoir le dĂ©sarmer temporairement ?
Ce texte fait partie de la série La traversée du doute, en résonance avec la sortie prochaine du livre Le Gardien des Voix.
Un guide pour celles et ceux qui accompagnent sans imposer, et gardent lâespace vivant quand plus rien ne semble tenir.